Parce que tout le monde a son histoire +
- Quelle est votre ambition dans la vie ?
- Devenir immortel et mourir.
- Bien, bien, je note la référence placée judicieusement. Juste histoire de faire douter votre auditoire : cultivée, ou mystérieuse ? Brillant, je dois l'avouer.
Son rire résonnant écorche mes oreilles. Il est vrai que j'aurai pu la jouer plus fine, il est bien plus malin qu'il ne laisse paraitre. Il est temps de prendre le chemin de la chambre à coucher, la soirée s'éternise, et demain je dois défiler à la première heure pour les essayages de dernière minutes. Et ce n'est pas des cernes qui plairont à l'intransigent James Cook, nouveau directeur artistique, cent pour cent gay, sur qui tes charmes n'ont pas le moindre effet. Tu te pare de ton plus beau sourire, coquin, troquant ton air de vierge effarouchée qui, pour une fois, ne fait pas des miracles. "ce n'est pas en battant des cils qui vous aller m'amadouer et me voler mon portefeuille, ou je ne sais trop quoi encore". Tu t'offusque, moi voleuse ? Quel imbécile, ce n'est pas dans cette fourure hors de prix qu'elles se faufilent dans le metro pour dépouiller les pauvres gens. Dieu t'en préserve, tu as trop de dignité pour cela. Il rit, et sa main vient se poser sur ton bras. Trop lent, et pourtant ce n'est pas la réputation qu'on lui donne à celui-là. Que lui faut-il de plus comme préliminaires ? Cela fait trop desserts qu'il commande, et qu'elle a discrètement régurgité aux toilettes pour dames. Elle attrape cette main, qu'elle place sans en avoir l'air, plus haut sur sa cuisse. Ses jambes sont nues, et elle voit bien qu'il se perd dans ses mots. Deux sentiments contradictoires la traversent : le soulagement, le dénouement n'est plus très loin, et toute cette mascarade va bientôt prendre fin, et la déception. Malgré l'agacement, cet air d'" on ne m'y prendra pas" le rendait plus intéressant que les autres. Bien essayé, les hommes sont tous les mêmes, et rien ne vaut un peu de sexe pour que toutes leurs convictions s'en voient envolées. Elle passe sa langue sur ses lèvres, l'air las : c'en est de trop pour le pauvre homme qui lui attrape les mains, et l'écrase de toute ses forces contre son torse tandis ce que ces lèvres se jètent sur son décolleté. Elle rit de sa propre victoire, et se traite d'imbécile. Comment a t-elle pu penser un instant qu'elle ne lui plaisait pas ? Il n'est pas un homme sur cette terre qui ne se jète pas, à genoux, à ses pieds. Ils s'écrasent tous comme des mouches, ces grands hommes, et cette pensée l'excite davantage que la perspective de la soirée qui l'attend. Déjà, son nom lui échappe, et elle murmure un "monsieur" pour masquer cette gêne. Cette déférence le rend d'autant plus impatient de rejoindre sa suite, et c'est à peine si ils installés dans la limousine, qu' il est déjà sur elle, l'écrasant sous son poids. Elle écarte sa cravate de ses yeux, et tente d'oublier qu'elle est en train de se faire prendre sans douceur sur la banquette arrière. Le chauffeur rit jaune, il n'aura pas tout perdu ce soir. Emportée par le sentiment de toute puissance qui la prend, en le voyant la contempler, elle ferme les yeux, et se laisse aller à la sensation.
Comme à chaque fois, elle se sent salie en sortant de l'hôtel. Salope. Il ne l'a pas retenu, ou juste ce qu'il faut pour pouvoir la rappeler. Peut-être, si demain il est encore ce dieu de la finance que l'on s'arrache de toutes parts. Elle s'allume une cigarette, et se sent vulgaire, les cheveux emmêlés, le rouge à lèvre étalé, et en robe de cocktail alors que le jour prend le dessus sur la nuit. Elle aurait aimé de vautrer sur la banquette d'un taxi mais elle n'a rien en poche et se résout à marcher pieds nus jusqu'à son loft. Les gens se retournent sur son passage, drôle d'apparition dans le petit matin, et elle ne peut s'empêcher de faire du charme aux passants. Elle a bien conscience d'être ridicule, parfois, mais le regard des autres lui rappelle pourquoi elle se lève le matin. Un petit garçon s'arrête à sa hauteur, et elle sourit, mal à l'aise. Elle, tant à son avantage au contact des adultes se retrouve désarmée face au regard intrusif, presque, du gamin. Il a dans les yeux une lueur de dégoût : à lui, elle ne peut pas lui plaire, sur lui, ses charmes n'ont pas le moindre effet. Il prend peur devant cette femme-enfant, décharnéé, dans sa robe pastel que le jour ne met pas en valeur : elle lui rappelle ces petits animaux tristes dont les yeux crient la détresse, mais qui souffrent en silence. Ana se détourne, insultée par ce qu'elle voit d'elle dans ces grands yeux pour un si petit corps. Elle presse le pas, et déjà elle est au coin de la rue. Tu es une étoile, elle se répète, et déjà ça va mieux.
La lumière s'inflitre de toutes part, et l'éblouit un instant lorsqu'elle pénètre dans le salon. C'est pour cette luminosité incroyable qu'elle a choisis cet appart, plus petit que tous les autres qu'elle aurait pu aisément s'offrir. Ana a toujours eu une idée très précise du chic : de grands miroirs, des meubles beiges, et de grandes et belles fenêtres suffisent à ce quelque chose indéfinissable, le bon goût. Elle a tout fait à l'exact opposé du foyer parental, où le soleil passait tout les trente six du mois, où les meubles étaient recouverts d'une bache en plastique dans la peur de les user ou de les salir. Tout était encombré, bruyant, et sombre. Mais bien vivant, tandis ce que son appartement hébergeait davantage sa femme de menage qu'elle même, et elle n'avait même pas pris le soin de décorer. Son premier désir avait été de distinguer au possible toute sa nouvelle vie de son enfance honteuse à Sacramento, de se rapprocher de cet idéal de vie dans lequel baignait tous ces gens qu'elle désirait côtoyer. Il lui fallut du temps pour troquer les chicken wings contre le saumon fumé. Chez elle, on regardait la télé en mangeant, on mettait les pieds sur la table, et on parlait la bouche pleine. On rigolait fort devant les emissions de télé réalité, on ne répondait jamais juste aux questions "à 300 dollars". Ses nombreux frères avaient tenus à suivre ce modèle, tandis ce qu'elle prennait ses distances. Dès sa plus tendre enfance, elle était la plus jolie, et son visage donnait à croire à une certaine distinction qui faisait défaut à tous les autres. Elle s'était faite longtemps poupée entre les mains d'une mère à qui quatre garçons n'avaient jamais donnés satisfaction. Un soir, on décida d'un commun accord, à table comme de bien entendu, de l'inscrire à ce concours régional de petites filles, malgré son inexpérience. Elle prit le chemin des podiums sans vraiment s'en rendre compte : elle aimait qu'on l'applaudisse, elle aimait surtout qu'on la regarde. Naturellement, elle se fit repérer très tôt : elle avait gardé ce blond d'enfant qui lui donnait des airs d'ange, et gagné des jambes fuselées, qui lui valaient déjà de nombreux regards admiratifs. Ses parents la regardaient s'éloigner sans se rendre compte qu'ils la jetaient dans la cage aux lions. Les deux premières années furent un supplice : elle n'avalait rien, elle restait trop grosse, elle donnait tout et ne recevait rien. Sa seizième l'année lui apporta un semblant d'attributs féminins qui achevèrent tous les hommes qui l'entouraient. Toutes ces années à perdre de vue ce qu'elle avait été, à se rentrer dans le crâne un personnage inventé de toutes pièces, attirant certes, mais égoïste et vaniteux.
Elle se laissa tomber sur le grand lit, et tenta de chasser la lasitude qui la prennait invariablement quand elle revenait sur ses années là. Elle ne les troquerait pour rien au monde, elle avait tant appris qu'à dix neuf ans, elle se faisait parfois l'effet d'un vieillard répentis, mais il eût été bon de connaitre quelques heures dans la tête d'un enfant comme les autres.