Parce que tout le monde a son histoire +
Tu n’y arriveras jamais. Tu devrais rester ici. Pourquoi tu ne deviens pas secrétaire ? McCormic va devoir remplacer la sienne, elle part à la retraite. C’est un boulot stable et convenable, secrétaire.

Parce qu’en réalité, pour Kevin O’Connell, un boulot convenable, c’était de trouver un bon mari, lui donner une pelletée de morveux et rester à la maison pour s’en occuper. Ça n’était pas pour mal faire, vraiment. Il avait simplement été élevé comme ça, sur le ranch, avec la carabine sous le lit, décidé à marier sa voisine blonde dès ses 16 ans. C’était exactement ce qui était arrivé, d’ailleurs. Mary O’Connell, née Baker, n’avait jamais eu de grandes ambitions. Sa famille était tout ce qu’il lui fallait pour qu’elle soit heureuse et épanouie, et elle n’était jamais si jolie que lorsque son ventre s’arrondissait, promettant un nouveau membre dans la famille.

Ils vont te manger toute crue, Chloe. La grande ville n’est pas pour toi. Les voleurs, les violeurs… tu y penses ? Reste à la maison, ça vaudra mieux.

La ville leur paraissait comme une jungle inextricable, peuplée de bêtes sauvages, d’insectes bourdonnants et de plantes vénéneuses. En un sens ils n’avaient pas tord, mais c’était bien plus subtil que ça. À son arrivée à Boston, Chloe O’Connell avait une bombe de poivre dans son sac à main, et songeait à se procurer un taser pour faire bonne mesure. Effrayée par les bruits de pas derrière elle, terrifiée à l’idée de devoir se promener seule à la nuit tombée, il lui avait fallu au moins six mois pour se défaire des craintes que ses parents avaient implantées dans son cerveau malléable.

Tu sais ce qu’ils vont te dire, Chloe ? Que t’es qu’une bouseuse. Et s’ils te le disent pas, ils vont l’penser très fort. Tu seras jamais à ta place, ma fille.

Ils n’avaient pas à le savoir. Et, sans en être conscient, Kevin lui avait fourni un conseil judicieux. Elle prétendait venir de Houston, et pas de sa petite bourgade paumée. Elle camouflait son accent Texan, calquant le langage plus sophistiqué et plus lisse de ses camarades à l’université. Elle leur montrerait, à tous, ce qu’elle était capable de faire, d’accomplir sans eux. Sans leurs encouragements, leur présence, leur aide.

Elle se trouva un petit boulot dans une boutique de lingerie, puis un autre dans un bar, qui rapportait beaucoup plus d’argent. S’endettant jusqu’au cou pour ses études, elle apprit à aimer le beurre d’arachides et les tartines, à ne plus sortir dans les bars, et à aller à l’université à pied pour économiser les frais de transport. Cinq ans durant, elle vécut loin des soirées organisées par ses camarades de classe, et surtout, loin de sa famille, envoyant une lettre de temps à autres.

Elle rencontra son mari vers la fin de ses études. Elle qui ne souhaitait pas socialiser, ni s’investir dans autre chose que ses études, tomba amoureuse du jour au lendemain. Un vrai coup de foudre. Finissant en droit, il avait décroché un boulot dans un cabinet d’avocat recherchant de la chair fraîche pour remplacer un collègue parti à la retraite. Brillant, drôle, romantique, il avait tout pour plaire à toutes les filles, mais apparemment n’avait d’yeux que pour la petite Chloe, toujours à l’avant de l’amphithéâtre, qui ne parlait presque à personne. Elle se laissa charmer sans trop de difficulté, et ils partirent habiter ensemble quelques mois seulement après le début officiel de leur relation. Chloe obtint son propre diplôme et commença à travailler à temps partiel pour une revue de science politique. Second coup de foudre. Investie à fond dans son travail, forte de ses études en communication, elle grimpa rapidement les échelons, passant de responsable du café/courrier/photocopies à chroniqueuse. À chaque parution, on pouvait voir son nom sous une petite colonne, comme une sorte d’éditorial.

Jusqu’à ce que sa chance se présente. Eleanor Priestley venait tout juste de perdre son attachée de presse à la suite d’un gros accident de voiture dont elle peinait à se remettre.
« Madame Priestley ? Bonjour. Emmeline O’Connell. Je suis désolée pour votre collègue de travail. » En temps d’accalmie, il était bien plus simple de rencontrer les députés. Et Chloe voulait se tailler sa place avant la prochaine campagne. « Je crois correspondre au genre de personne que vous recherchez. »