Quand j'étais enfant, j'étais déjà plus lucide, plus intelligent que les autres. "Ils" ne me l'ont pas pardonné, ils voulaient que je sois comme eux, que je dise comme eux. Levez la tête. Regardez-moi. Baissez les yeux... (les enfants du paradis)
Août 1981, Germiston (Afrique du Sud)
«
Callum, allez viens, dépêche toi. » Je suis né en Afrique. D'aussi loin que je m'en souvienne, j'ai toujours aimé ces lieux et je n'ai jamais voulu les quitter. «
Ne traine pas comme ça ! » Je ne suis pas quelqu’un d’intéressant. Je n’ai rien à raconter. Je n’ai pas passé ma vie dans un pays étranger, je n’ai pas connu la guerre, je n’ai pas connu la peur. Sauf ce jour là.
«
Fais tes bagages. On s’en va. » Mon père à moi, il n’aurait jamais dû l’être. Il était marié lorsque sa maîtresse – ma mère - lui annonça sa grossesse. Il décida d’assumer. Mais en silence, comme le font tous les grands hommes. Pas un mot à sa véritable descendance : je resterai un bâtard dissimulé, à jamais. Ca ne l’empêchait pas, je crois, de m’aimer beaucoup. J’en suis à peu près sûr. Il avait toujours un mot à mon attention lorsqu’il envoyait chaque mois un chèque de pension. Ce dernier portait de petites inscriptions manuscrites, pattes de mouche que j’appris à déchiffrer avec le temps, et dans lesquelles on pouvait lire, si l’on y prêtait un peu d’attention, les coordonnées de la bataille navale que nous menions à distance, et qui s’éternisait au long des mois, tranquillement, patiemment…
Je n’avais que quatre ans, mais je me souviens avoir entendu les pas agités dans la maison, la chaleur soudaine qui emplit les pièces, les larmes de ma mère, la terreur et la peur un peu partout autour de moi. Je ne comprenais pas ce que se tramait, mais je savais que quelque chose de grave était arrivé.
La grande femme s’agitait dans la maison, regroupant les valises et les affaires, secouant des objets à la recherche d’argent liquide. C’était le plein été. Il faisait donc excessivement chaud, pourtant un grand frisson me parcourut. Immobile au milieu de la pièce, j’observais silencieusement le balai de ma mère, qui allait et venait à travers le salon. Au bout d’un moment, elle s’arrêta pour me dévisager et vint s’accroupir à ma hauteur, remettant le col de mon manteau en place. «
Ecoute, Callum. Papa a eu un problème, et on va devoir partir, d’accord ? » Je me souviens de ses larmes. Je me souviens de sa peur. Je me souviens du sourire qu’elle essayait de conserver sur son visage fier, métisse, maternel.
A cet instant, je n’ai alors plus jamais reçu de coordonnées de flottes. Le jeu avait pris fin.
Nous sommes partis. Trop de souvenirs, peut être. Notre famille délaissa ma ville natale de Germiston pour Bisho, commune de l’Easter Cape. Tandis que l’apartheid faisait rage, alors qu’un certain
Mandela gagnait en importance, je poursuivais de désastreuses études qui me menèrent cependant à l'Université du Cap, où je partis étudier la littérature.
Janvier 2001, Cap Town (Afrique du Sud)
Il faisait chaud comme il fait toujours chaud dans ces pays là. Une sourde chaleur qui vous rend muet et amorphe comme de la pierre, qui fait dégouliner le long de votre cou et de votre dos de grosses gouttes de sueurs. A ma droite, des hommes en chemises blanches usagés et pantalon de toile, d’anciens pêcheurs œuvrant d’habitude aux larges des côtes, prenaient un café en avançant tour à tour des pions sur un large échiquier en écorce. La vie était calme.
Ma vie était calme. C’est alors qu’elle est arrivée.
Et c’est ici que tout a commencé.
«
…Sparks ? » Alerté par le bruit, je relève la tête. Une jeune femme au visage malin et félin se tient penchée vers moi, curieuse et intriguée. Sa robe d’été légère et courte laisse ressortir ses formes, que les hommes scrutent avec une certaine avidité. J’aimerai lui dire que cette façon qu’elle a de se pencher au-dessus de mes papiers me dérange, car la seule chose qui me présente à mon regard est encore sa poitrine ; mais ne sachant comment formuler exactement ce sentiment de gêne, je la laisse continuer sur sa lancée. «
Callum Sparks ? » J’hausse un sourcil. «
Euh… Non. Vous êtes ? » Elle prend un air légèrement déçue et souffle négligemment sur la mèche brune qui lui court sur le visage. «
Oh. Je pensais pourtant. Vous ressemblez beaucoup à Allister Sparks. » Et sans demander son reste, elle commence à s’éloigner à grands pas. Interloqué, je mets quelques secondes avant de réagir. Et comme elle est déjà bien loin, je suis obligé d’hausser le ton de ma voix : «
Je... Je suis son fils. »
Elle s’arrête, se retourne, me sourit. Revient vers moi. Se repenche, posant ses deux coudes sur la petite table en bois. Je la regarde avec de grands yeux ronds. «
Evidemment que vous êtes son fils… Il y a au moins vingt ans qu’Allister Sparks a été assassiné. Pourquoi m’avoir menti ? » «
Mais… je ne vous ai pas menti. » «
Vous êtes bien Callum Sparks, non ? » «
Non. Je porte le nom de ma mère. Sullivan. » Elle fit mine de réfléchir quelques secondes, les lèvres pincés. Une moue se forma sur son visage. «
Je vois. » Elle avait compris. «
Et vous, comment vous vous... » «
Je m’appelle Blake Madison. » Me coupa t’elle d’un large sourire. «
Et je pense que tu devrais me suivre. »
Je l’ai suivi.
Ca a été la plus grosse erreur de toute ma vie. Mais je ne regrette rien.
Elle m’a emmené à travers les rues en me parlant de tout et de rien, et surtout pas d’elle. Je vivais au Cap depuis six ans, et j’ai alors emprunté des chemins que je n’avais jamais connu, des raccourcis dont j’ignorais l’existence. Blake parlait beaucoup, mais je l’écoutais sans montrer le moindre signe d’exaspération. Bien au contraire. Surexcitée à l’idée de m’emmener dans ce lieu qu’elle semblait tant chérir, j’ai fini par ne même plus l’écouter, me contentant d’observer l’agréable jeu de ses lèvres sur ce visage en porcelaine. «
Nous y sommes ! » J’ai grimpé lentement les marches du grand bâtiment en pierre, levant les yeux vers la devanture. Il y était inscrit : le Weekly Mail.
«
Chef, je pense nous avoir trouvé un nouveau chroniqueur ! » Fronçant les sourcils, je baissais subitement la tête, pointant mon regard vers la jeune femme. Le chef en question ne daigna même pas se retourner. «
Blake, si c’est encore une sale blague, elle n’est définitivement pas drôle. Tu crois franchement que nous avons les moyens ? » Ladite Blake s’avança, maligne, vers le bureau, et s’asseyant dessus tandis que son supérieur se tournait vers nous, elle laissa glisser deux doigts le long d’une agrafeuse. «
C’est le fils d’Allister Sparks. » Minauda t-elle. ‘Chef’ blêmit. A cet instant précis, je n’ai pas vraiment compris pourquoi. Il m’a fallu plusieurs années suite à l’évènement pour que je réalise l’influence et l’importance de mon père à son époque.
«
C’est vrai ? » La question m’était adressée. J’ai hoché lentement la tête. J’ai pensé ne pas avoir besoin de rajouter que j’étais un de ses bâtards. D’ailleurs, Blake me lançait un regard assez clair pour que je n’ai pas l’intense envie ni besoin d’ouvrir la bouche. «
Oui, ça pourrait relancer les ventes… Bien joué Madison… Mais il va falloir lui trouver un bureau, pas ici, on a plus de place. Je veux qu’il puisse être en contact permanent avec nous pour que… » «
Eh, mais attendez ! » D’un seul homme, ils se tournèrent vers moi, me jetant un regard étonné. «
Je n’ai jamais dit que j’acceptais ! »
Le rédacteur en chef se tourna vers sa reporter, un sourire malicieux sur les lèvres. Soupirant, Madison se leva et s’avança vers moi. J’ai su immédiatement à son regard, cette manière qu’elle avait de passer sa langue sur ses lèvres, que j’avais déjà signé depuis longtemps. «
Ecoute, Callum. Tu n’es pas sans savoir que le Weekly Mail a succédé au Daily Rand Mail que ton père a dirigé avant… avant d’être assassiné. N’est ce pas ? » J’ai hoché la tête. Ma mère ne m’avait jamais trop parlé de lui, mais elle ne m’avait jamais menti non plus. «
Et bien en ce moment, les ventes sont en chute libre. Le Weekly n’en a plus pour longtemps si nous continuons sur cette lancée. Et aucun de nous ne voulons voir le travail de ton père et de la centaine d’autres journalistes qui se sont succédés jusqu’ici sombrer à cause de simples ennuis… financiers. » «
Je ne vois pas ce que je viens faire dans tout cela. » «
Tu nous apportes le prestige de pouvoir accoler le nom de Sparks à la première page du journal. Notre lectorat a entre quarante et cinquante ans : ils ont connu Allister Sparks et ils l’ont toujours fermement soutenu dans ses idées anti-apartheid. Il a encore ses partisans. Ce serait une grande chance que d’avoir son fils dans nos rangs. Tu comprends ? »
Non. Pas vraiment. Mais disant cela, son regard mielleux englobait malicieusement le mien sans que je puisse y résister. «
Alors vous allez changer mon nom ? » Le chef haussa les épaules. «
Ce n’est qu’un nom. Tu t’en remettras. En échange, nous t’offrons un travail. Payé à la pige, en liquide. Tarif encore à fixer. Tu marches ? » J’ai jeté un dernier regard à Blake. Elle me souriait.
«
D’accord. »
C’est de cette façon que je suis devenu journaliste au Weekly Mail : à cause du sourire d'une fille. Je me prêtais rapidement au jeu. De cette profession dont je ne connaissais rien, Blake m'apprit tout ce qu'il y avait à savoir. Au fur et à mesure du temps, nous sommes devenus amis. Puis amants. Nous nous complétions agréablement. J’appris à connaître cette fille un peu farouche, un peu sarcastique, engagée et fière : de son pays d'origine, les Etats-Unis, qu'elle avait quitté petite fille, et de son métier. Elle avait parfois un de ces grands excès de colère lorsque le sujet lui tenait trop à cœur, et dans ses yeux brillaient une émotion forte et intense qu’elle ne savait exprimer. Il n’y avait rien de plus agréable que de la voir pester contre le monde entier et ses malheurs. Blake, si elle avait pu, aurait refait le monde à sa manière. Parfois, je l’agaçais. Elle me disait que je n’avais pas d’avis, que je bouffais du prémâché journalistique, comme la moitié du peuple. Elle voulut m’apprendre à voir les choses autrement, et je crois qu’elle réussit, au bout d’un certain temps.
Je devins comme elle. Acharné.
Trois ans plus tard, à l'aube de l'année 2004, elle m'épousait.
Avril 2010, Washington (Etats-Unis)
«
C'est quoi le programme ? » «
Conf' à dix heures, déjeuner à midi, réunion à 14 et... ah oui, plateau télé à 17 mais faut y être avant, je veux discuter avec eux pour voir ce qu'ils ont prévu. » Le vieil homme grogna. «
Tu peux pas les appeler ? » «
Non désolé, faut que je puisse leur faire peur en face, ils seraient capables de nous dire qu'ils n'avaient pas bien compris. » «
Soit. »
Je relevais les yeux de l'agenda de l'ambassadeur et lui adressait mon sourire le plus sympathique. Il me le rendit avec bienveillance. J'étais entré au service de Cameron quelques mois auparavent, de la même manière dont je m'étais improvisé journaliste : par hasard. Il m'avait contacté assez abruptement sous prétexte qu'il avait jadis connu mon père, et je me souvenais encore de ce regard inquiet qu'il avait passé sur mon visage, comme pour y détecter quelques trâces d'une tristesse pourtant inexistante. Je ne savais pas si mon affiliation avait un rapport avec le traitement de faveur dont il faisait preuve à mon égard, mais pour mon plus grand bonheur, je n'avais pas eu à faire le café très longtemps.
Ce travail me plaisait énormément. J'avais su l'apprivoiser au fur et à mesure de mes erreurs, et j'étais à présent fier de pouvoir dire haut et fort que plus grand chose ne me faisait peur ; sauf peut-être les indomptables et parfois improbables réactions de l'ambassadeur. Sur ce point, nous nous ressemblions étrangement.
Le seul point noir à ce tableau réjouissant s'appelait Blake. Bien qu'elle ait dégoté un poste au meilleur journal de la ville, cotoyait un rédacteur en chef qu'elle semblait vraiment apprécier, l'Afrique lui manquait. J'avais cru que le retour dans son pays serait pour elle une joie, mais il n'en était rien. Blake, la nuit, rêvait de grands espaces. Et ce rêve était si loin de la réalité qu'elle faisait payer notre relation, qui ne cessait de s'effriter dans une lente agonie.
A cette pensée, le portable dans ma main se mit à sonner avec un impératif narratif retentissant. Le nom de Blake s'affichait. Je décrochait immédiatement. «
C'est moi. » «
Hey. Y'a un problème ? » «
Non. » Je n'y croyais déjà plus. «
Je... c'était pour dire que je rentrerai pas ce soir. » «
Ah on t'a filé un dossier chaud au dernier moment ? » «
Non... Callum... » «
Oui ? »
«
Je te quitte. »
Octobre 2011, Washington (Etats-Unis)
Le téléphone sonnait. Je me réveillais brutalement, le cou engourdi. Un coup d’œil aux alentours m’avertit que je m’étais endormi sur mon bureau hier soir. Grognant, me frottant le visage, je tâchais de remettre la main sur mon portable, que je retrouvais finalement au fond de la poubelle.
«
Allô ? » «
Cal ? » «
Oh bonjour monsieur Madison. Comment allez-vous ? » Joseph Madison, le père de Blake, était un élu actif de la région. Il avait la voix grave et austère, mais possédait néanmoins un regard brillant de malice et de bonté. Nous nous entendions bien, même depuis le divorce de sa fille. «
Tu as réussi à joindre Blake récemment ? » «
Euh non, je n'ai pas essayé. » «
Est-ce que tu as vu les infos ? » «
Non, pas encore. » « Allume la télé. » Un poids commença à percer ma poitrine. Tâchant de garder la tête froide, j’ai prestement attrapé la télécommande, déclenchant le poste de télévision au fond de la pièce.
Le Mali. Partout. Sur toutes les chaines. Scènes de violence, manifestations. Slogans, voitures brûlés. La voix faible, quasi murmure indistinct, de Joseph Madison me rappela à la réalité alors que je me perdais dans ses images de haine et de protestations. «
Ma petite fille est là-bas. Cela fait douze jours que je n'ai plus de nouvelles d'elle. Tu peux faire quelque chose ? Je t'en supplie. » J’ai avalé ma salive. Un long silence s’installa. Immobile, je scrutais le poste de télévision en sachant que le vieil homme était sûrement en train de faire de même. Un mauvais presentiment me pris à la gorge. «
Monsieur Madison ? » «
Je suis toujours là. » «
Je vais appeler mes confrères au Mali, je suis certain qu'elle a du casser sa radio ou quelque chose du genre. » «
Certain, Cal ? Tu en es certain ? » Je me suis tu. Non. «
Pour l’instant, il faut attendre. Ne vous inquiètez pas. Je suis sûre qu'elle va rapidement donner des nouvelles. »
Mais après trois semaines, Blake ne réapparaissait toujours pas.
Le Washington Post fut mis sans dessus dessous dès le premier jour de sa disparition. Il advient bientôt de source malienne sûre que Blake avait été enlevé. Par qui, comment, pourquoi : ces questions restaient sans réponse.